dimanche 29 janvier 2012

AU TEMPS OU LA PRESSE BRUXELLAIT : UNE EXPOSITION QUI AGITE LA MEMOIRE

Alors que les pratiques des journalistes évoluent sans cesse sous l'impulsion des technologies, et que la presse papier est en déclin, il est bon de se replonger dans l'époque où elle vivait son age d'or. C'est avec nostalgie qu'une vingtaine d'anciens journalistes ont remonté le temps, 60 ans en arrière, et mis sur pied une exposition sur ce thème en plein centre de Bruxelles, à la Maison du Folklore et des Traditions. L'occasion de rencontrer son organisateur Eric Demarbaix pour avoir le point de vue d'un ancien journaliste sur l'évolution de la profession.

"C'était au temps où la presse Bruxellait" est une allusion volontaire à la chanson "Bruxelles" de l’icône belge Jacques Brel. Avec ce néologisme l'artiste a  traduit la singularité de cette ville chargée d'histoire. Lui se rappelait du temps où Bruxelles chantait, rêvait et "bruxellait", les créateurs de l'exposition se rappellent de leur côté le temps pas si lointain où la presse faisait parti de nos patrimoines et vivait son age d'or. Un temps où acheter son journal dans un kiosque était un geste sacré. Un temps aussi où la ville vivait au rythme de la presse.  Dans cette exposition ouverte depuis jeudi dernier pour deux mois, Unes d'époque, journaux satiriques, photos de kiosques, plaques publicitaires et autres objets insolites cohabitent pour permettre aux visiteurs d'effectuer un surprenant voyage dans le temps. 

Un contact social perdu
Faire voyager dans le temps implique forcément de la nostalgie et des regrets, notamment en comparant avec les tendances actuelles. Eric Demarbaix,  l'organisateur de l'exposition se souvient :

"A Bruxelles, il y avait non pas un seul pôle de presse comme à Londres, mais trois quartiers très vivants à ce niveau. Boulevard Jacqmain, rues Persil et Marais, rue Royale, tous ces points du centre de Bruxelles était envahis de kiosques à journaux, de cortèges de camions chargés de la presse bruxelloise. Quand on passait en tram devant le journal Le Soir, on pouvait même voir de l’extérieur du bâtiment les rotatives fonctionner et les gens travailler. Ça donnait une vie au quartier, et tout cela est en train de disparaitre."

Moins de kiosques à journaux, une tendance accrue à l'abonnement, autant d'éléments qui dénaturent le contact qui existait entre le lecteur et son éditeur. A l'époque c'était un contact socio-économique, aujourd'hui il est de moins en moins social. "Avant, une grosse partie des lecteurs allaient chez l’éditeur acheter leur journal. Personnellement j’ai un diffuseur de presse a coté de chez moi, donc je continue à m'y rendre et je refuse de m'abonner pour le recevoir chez moi. Mais cette tendance est loin d'être majoritaire". 

Le journaliste n'est plus un spécialiste
Concernant l'exercice du métier de journaliste, Eric Demarbaix ne rejette pas les nouvelles technologies, précisant même qu'il s'en sert chaque jour pour s'informer. Mais il explique que les nouveaux journalistes, face à la nécessité de produire plus d'articles en un moindre temps, savent traiter les grands sujets. Mais ils perdent leur valeur ajoutée induite par une spécialisation dans un domaine. "Dans les années 60, les journalistes étaient spécialisés sur l'actualité régionale, nationale ou internationale. Aujourd'hui, ils sont généralistes, et cela pose problème. Ils sont moins spécialisés, moins compétents dans certains domaines, doivent produire plus et n'ont pas le temps de vérifier leurs sources. Plusieurs fois j'ai lu des articles sur Bruxelles qui m'ont fait faire des bonds".

Au delà de son côté artistique et visuel, cette exposition pose donc une question sous-jacente concernant l'évolution du métier de journaliste, et sur la façon de s'adresser au lectorat. Ce métier qui a un rôle social primordial doit évidemment se réinventer, mais se rappeler de ses racines ne peut que lui être bénéfique.

dimanche 22 janvier 2012

INFORMER AUTREMENT : LE DEFI DU WEB-DOCUMENTAIRE

Le bonheur brut, Prison Valley, Thanatorama… tous ces noms sont ceux de web-documentaires. D'un esthétisme nouveau, mélangeant la vidéo, l’audio et l’écrit, favorisant la lecture interactive, le genre n’est apparu qu’à la fin de l’année 2010 en Belgique. C’est « Le bonheur brut », mis en ligne par le journal Le Soir qui en a été le précurseur.  Focus sur un genre novateur d’écriture journalistique. 

Nous sommes le 15 décembre 2010 : le journal Le Soir met en ligne sur son site internet une production journalistique d’un nouveau genre, un web-documentaire (webdoc). Celui-ci est l’œuvre d’Arnaud Grégoire, journaliste internet et spécialiste des matières socio-économiques. Son  nom : Le bonheur brut. Son concept : expliquer la complexité des indices de développement économiques.

Interactif et ludique 
Le web-documentaire est par définition un documentaire dont la conception et la réalisation sont faites pour une diffusion sur le Web. Il est  basé sur un schéma cinématographique : "exposition, développement, conclusion", ce qui le distingue d’un site internet classique.

Grâce à ces sites, une nouvelle forme d’écriture journalistique se développe. En effet pour le journaliste belge Patric Jean, écrire un webdoc : «c’est imaginer un scénario qui sort de la linéarité traditionnelle d’un reportage ou d’un documentaire. Avec ces supports, on n’est plus contraint de partir d’un point A pour arriver à un point B». Le webdoc est donc scénarisé, mais laisse au visiteur la possibilité de ne pas suivre cette trame. C’est à travers cette singularité là qu'il trouve son sens et son intérêt novateur. Pour comprendre le sujet et les points de vue proposés par le concepteur, le lecteur peut naviguer comme il le souhaite sans penser de façon linéaire. Il peut intervenir dans la trame narrative, choisir le prochain chapitre de l’enquête qu’il regarde, interagir avec les personnages du documentaire. C’est cela qui lui donne la possibilité de multiplier les angles, les points de vue, et d’aller plus loin dans le sujet.

Le journaliste qui décide de se lancer dans ce projet doit alors posséder deux qualités : la première n’est pas nouvelle, il doit être pertinent, clair, précis dans ses propos. La deuxième n’est pas donnée à tout le monde, il doit avoir des qualités de structuration et de scénarisation de l'information. La raison d’être de  ces sites réside dans le fait que l’internaute peut choisir ce qu’il regarde en fonction de l’angle qu’il souhaite explorer. Or si le récit est mal conçu et mal équilibré le visiteur risque de prendre uniquement quelques morceaux et passer à côté de ce que le web documentaire souhaite transmettre.

Le webdoc s'inscrit ainsi dans la réflexion sur les manières de raconter l’information aujourd’hui. Pour Céline Walschaerts, coordinatrice du Fonds pour le Journalisme «si on arrive à encourager le plaisir de s’informer et rendre l’internaute acteur de sa consommation d’information, ça ne peut être que bénéfique ». Pour Philippe Laloux, responsable des médias numériques du Soir « le webdoc, c’est la preuve par A plus B qu’il est possible de faire du journalisme de qualité sur Internet, de favoriser la lecture lente et approfondie ». 

Le Bonheur Brut : pionnier en la matière en Belgique

Il a donc été le premier webdoc créé en Belgique. Il est désormais considéré comme la référence en la matière dans ce pays. Le Bonheur Brut a été créé en 2010 par Arnaud Grégoire et récompensé le 28 avril 2011 par le prix Dexia de la presse économique et financière, soit le prix de référence en journalisme en Belgique. Il est visible via le site du Soir : http://blog.lesoir.be/bonheurbrut/le-webdocumentaire/ Pour le définir sommairement, il présente des indicateurs alternatifs de croissance et de développement, sur fonds d’une problématique plus « humaine » : le développement économique d’un pays va-t-il de pair avec le bonheur de ses habitants ?


Le Bonheur Brut est conçu sur la structure traditionnelle du webdoc "exposition-développement-conclusion" :  Ainsi, après avoir démontré que les indicateurs traditionnels que sont le PIB et l'IDH ne prennent pas en compte un certain nombres de critères (environnementaux, sociaux, humains), le journaliste présente des indicateurs alternatifs mis au point : l'indice de santé sociale, l’indice de progrès véritable, le bonheur national brut mis en place au Bouthan ou encore des indicateurs de bien être en projet en Belgique. En parallèle, il emmène le visiteur à la rencontre de groupes comme les Objecteurs de croissance ou l'Iweps (Institut Wallon de l'évaluation, la prospective et la statistique) qui a mis en place un groupe chargé de veiller au bien être des habitants, ou encore le premier ministre Bhoutanais.

Les récits informatifs riches, fouillés et très pédagogiques font leur effet. L'auteur parvient à expliquer de façon simple et claire la complexité des outils de mesure de croissance et de développement, tout en amenant le lecteur à réfléchir sur le réel fondement de ces derniers. Au final, l'expérience interactive permet un parcours informatif individuel.

Le webdoc apporte donc un plus à l'écriture journalistique sur le web. Ses atouts ajoutés aux qualités de sélection, de tri et de structuration des journalistes font de lui un genre journalistique d'avenir.

vendredi 13 janvier 2012

LE JOURNALISME HONGROIS EN PERIL

Depuis le 1e janvier 2012, la Hongrie a une nouvelle constitution. Voulue par le premier ministre Viktor Orban, dont le parti nationaliste, le Fidesz est au pouvoir depuis avril 2010, elle modifie en profondeur la législation du pays et s’inscrit dans la continuité des réformes engagées depuis 18 mois. Parmi celles-ci figure la très contestée réforme des médias, qui pour beaucoup d’observateurs rend impossible l’exercice libre du métier de journaliste dans ce pays. A l'heure de la démocratisation de l'information grâce à Internet, le cas de la Hongrie dérange.

"La fin de la liberté de la presse", Une du quotidien Népszabadság le 3 janvier 2011


« La fin de la liberté de la presse», c’est avec cette Une que le premier quotidien hongrois Népszabadság titrait son édition du 3 janvier 2011. Un an après, le constat est édifiant : la dernière radio d’opposition a perdu sa fréquence, les actuelles manifestations contre la nouvelle constitution ne sont couvertes que par les médias privés et étrangers, un climat de censure et de peur de la sanction pèse sur les journalistes. La faute à une réforme engagée après seulement trois mois de gouvernance par le premier ministre Viktor Orban. Cette loi vise à renforcer le contrôle institutionnel des médias et comporte quatre points principaux :
  • Le regroupement dans une même entité de la télévision nationale publique MTV, de la radio nationale publique MR, de la télévision par satellite Duna TV et de l'agence de presse MTI.
  • La création d'une Autorité nationale des médias et des communications (NMHH), dirigée pour une durée de 9 ans par Annamaria Szalai, nommée par le premier ministre.  
  • L’obligation pour les médias, publics comme privés, de corriger des informations jugées «partiales, d'atteinte à l'intérêt public, l'ordre public et la morale » par la NMHH, sous peine de se voir infliger de très lourdes amendes financières.
  • L’obligation de dévoiler ses sources et de soumettre ses articles avant publication lorsque la NMHH l'exige.

Suite à la mise en application de cette loi, les critiques de la part de l’Union Européenne n’ont pas tardé à se faire entendre. Le 3 janvier 2011, François Baroin alors porte-parole du gouvernement français a déclaré que cette réforme constituait « une altération profonde de la liberté de la presse », ajoutant que « la France, à l'instar des autres pays de l'Union, souhaite une modification de ce texte ». Malgré les critiques, les principaux points de discordes de cette loi n’ont pas été modifiés par le gouvernement Hongrois, qui rappelons-le a pris la présidence tournante de l’Union Européenne entre janvier et juillet 2011.

Censure et désinformation des médias publics
Un montage qui reflète la censure exercée par les médias publics
Le 3 janvier 2012, le journaliste hongrois Attila Mong déclarait sur France Inter que "les médias publics (en Hongrie) sont de plus en plus un outil de propagande au service du pouvoir". Pour s’en convaincre, prenons un exemple actuel. L’image ci-dessus représente un montage qui tourne en boucle sur les réseaux sociaux hongrois.

Alors que les chaînes de télévision privées diffusaient en direct le 2 janvier dernier les images de dizaines de milliers de manifestants à Budapest, la télévision publique MTV interviewait son journaliste très en marge du rassemblement, laissant voir à ses téléspectateurs une avenue déserte. L'image montre le contraste entre deux pays : à gauche celui de Viktor Orban où règne l’ordre et la paix sociale tels que le rapporte les médias publics dont il a le contrôle, et à droite celui des opposants au régime et à la nouvelle constitution

Et c’est dans ce contexte agité que le 20 décembre dernier, la dernière radio d’opposition "Klubradio", a perdu sa fréquence suite à une décision de la NMHH. 

Les réseaux sociaux et la grève de la faim comme uniques moyens d’opposition
Après la promulgation de cette loi, les réseaux sociaux, et notamment Facebook se sont soulevés pour soutenir les médias hongrois. Le groupe « soyons un million pour la liberté de la presse hongroise »  créé en décembre 2010 regroupe aujourd’hui 94 000 personnes dont le but est de publier les écrits, évènements et faits censurés par les médias publics, en les partageant au sein du groupe.

94000 membres sur la page Facebook « Soyons un million pour la liberté de la presse hongroise »
Mais les moyens d’opposition sont bien maigres, face à une autorité qui surveille aussi Internet, et notamment les blogs, et menace les journalistes et les médias de sanctions financières en cas de diffusion d'une information jugée "partiale". D’autres personnes préfèrent alors en venir à des solutions plus radicales. Pour protester contre la manipulation d'informations qu’on leur demande d'exécuter, deux journalistes de la télévision publique avaient entamé une grève de la faim le 10 décembre dernier. Ils ont été licencié 15 jours plus tard.

vendredi 6 janvier 2012

LES MEDIAS COLLABORATIFS : QUAND LES CITOYENS DEVIENNENT DES JOURNALISTES

C’est une tendance induite par les nouvelles technologies : les médias et en particulier les journaux de presse écrite sont confrontés à un bouleversement des pratiques de leurs lecteurs. Terminé le temps de la « consommation » passive de l’information, aujourd’hui ces derniers veulent s’approprier les outils internet pour réagir, débattre et être impliqué en temps réel dans l’actualité.

Qu'ont en commun Agoravox, Le Post et Rue 89 en France, N0tice et The Huffington Post en Amérique du Nord et en Angleterre, ou encore OhMyNews en Corée? Ce sont tous des pure players collaboratifs.  Lancé en février 2000 sous le slogan "Chaque citoyen est un journaliste", le dernier cité a été  le précurseur du genre. Avant de disparaitre en 2010, il a précédé de plusieurs années ses équivalents européens. Ces nouveaux médias ont été lancés dans un contexte d'évolution des pratiques journalistiques et des besoins des lecteurs : être au cœur de l’actualité, la vivre en direct, et surtout y réagir fait désormais parti de leurs prérogatives.  C’est précisément en partant du principe que chaque citoyen a son point de vue sur l’information et qu’il peut le développer, le partager et en débattre au sein de la communauté que les sites collaboratifs sont nés.

La France et la Grande Bretagne : les pionniers européens du journalisme collaboratif
Dans notre vieux continent, puisque c'est bien de celui-ci dont il s'agit dans ce blog, deux pays se démarquent par leur capacité à innover et offrir ces nouveaux outils : la France et la Grande Bretagne. On distingue alors deux modèles de médias collaboratifs : ceux qui misent sur le débat et la confrontation d’idées, et ceux qui offrent une information de proximité en proposant par exemple un service de géolocalisation. Agoravox, Rue 89, Le Post et The Huffington Post font parti de la première catégorie.

Le média citoyen  "Agoravox", lancé en Mars 2005 en France a été la première initiative européenne de journalisme citoyen. Sa politique éditoriale résume parfaitement la ligne directrice de la plupart des médias de ce type : « mettre librement à disposition de ses lecteurs des informations thématiques inédites, détectées par les citoyens ». Le collaboratif renvoi donc ici à une forme de journalisme indépendante du système médiatique traditionnel, misant sur la diversité des profils et la capacité de veille des lecteurs. La suite de l’explication va dans ce sens : « Nous sommes (…) persuadés que tout citoyen est potentiellement capable d’identifier en avant-première des informations difficilement accessibles, volontairement cachées ou ne bénéficiant pas de couverture médiatique. ».

"Rue 89" s’inscrit dans une logique assez similaire : créé en 2007 par des journalistes de Libération ce site se veut être un « point de référence obligé pour tous ceux qui (...) se passionnent pour la confrontation d'idées ». Rue 89 a la particularité de permettre aux internautes de proposer leur analyse de l’information, en se mêlant aux regards portés sur l’actualité par les journalistes professionnels. 

Dernier exemple français, et non des moindres, "Le Post", fondé en 2009 par Le Monde Interactif. C'est aujourd’hui le premier site d’information participatif en terme de collaborateurs.

A l'étranger le Huffington Post tend à être le pionnier de l'information collaborative. Il fonctionne sur ce même principe d'échange et de partage entre l'information proposée par les professionnels et par les citoyens. Lancé aux Etats-Unis en 2005, ce site s'exporte désormais en Europe avec un objectif de rentabilité maximale : depuis l’an passé, il propose une édition anglaise, alors qu'une édition française est en cours de création.

Enfin, dans une autre optique, le journal The Guardian a lancé en janvier 2011 N0tice, une plateforme spécifiquement dédiée à l’information hyperlocale. Cet outil a pour objectif de permettre à chaque citoyen de couvrir sa zone géographique. Lors de sa connexion sur le site, le lecteur a alors accès au contenu publié par les correspondants présents autour de sa localité.

Balle dans le pied pour les journalistes ou ouverture démocratique ?
Cette forme de journalisme citoyen pose plusieurs questions : celle de la cohabitation entre les journalistes professionnels et les amateurs, et celle de la qualité de l’information diffusée sur Internet. Rappelons que cette évolution a davantage été subie que choisie par les médias : les lecteurs ont été à l’initiative de cette émergence en prenant conscience qu’eux aussi pouvaient être journalistes, à leur niveau. Or comme le rappelle les éditeurs d’Agoravox l’échange qui émerge de ces sites, le débat, la confrontation des opinions constitue une « ouverture démocratique ». Le journalisme dont la mission première est d’être garant du pluralisme d’opinion peut donc sortir gagnant de cette nouvelle tendance. 
Mais pour que la cohabitation entre le journaliste citoyen et le journaliste professionnel aboutisse à une information de qualité, il demeure indispensable que les professionnels continuent d’encadrer et modérer ces sites.